16

Le « pater » m’avait dit : « Fais-les parler ! » Je suivis son conseil. Le lendemain matin, tout en me rasant, j’essayai de voir ce que cela m’avait donné.

Edith de Haviland s’était dérangée tout spécialement pour s’entretenir avec moi. Je pus avoir une conversation avec Clemency et assister en spectateur aux bavardages de Magda. Sophia m’avait parlé, naturellement. Nannie elle-même me fit des confidences. Tout cela m’avait-il appris quelque chose ? Avait-on prononcé devant moi un mot, une phrase qui pût me mettre sur la voie ? Quelqu’un a-t-il affiché cette vanité anormale de l’assassin, sur laquelle mon père avait attiré mon attention ? Je n’en eus pas l’impression.

La seule personne qui montra qu’elle n’avait pas le moindre désir de me parler, et de quoi que ce fût, c’était Philip. Je trouvais cela singulier. Il devait savoir que j’avais l’intention d’épouser sa fille. Malgré cela, il se comportait comme si je n’avais pas été dans la maison, sans doute parce que ma présence lui était désagréable. Edith de Haviland essaya de l’excuser, en me disant qu’il était « difficile à comprendre ». Elle me laissa deviner que Philip lui causait du souci. Pourquoi ?

Je songeai à lui. L’homme avait été un enfant malheureux, parce que jaloux de son aîné. Il s’était replié sur lui-même, et aujourd’hui, vivait dans ses livres, avec le passé. Sa froideur pouvait fort bien cacher des passions insoupçonnées. Financièrement, il ne gagnait rien à la mort de son père, mais cette observation offrait peu d’intérêt, Philip n’étant manifestement pas de ces gens qui peuvent tuer pour une question d’argent. Seulement, d’autres mobiles, d’ordre purement psychologique ceux-là, pouvaient être envisagés. Philip était venu vivre dans la maison paternelle. Plus tard, au moment du « Blitz »[4] Roger l’y avait rejoint et, jour après jour, Philip fut obligé de constater que le vieil Aristide marquait une préférence pour son fils aîné. Ne pouvait-on supposer qu’il en était venu à penser que cette petite torture quotidienne qui lui était infligée ne cesserait qu’avec la disparition de son père… et que, si le vieux venait à mourir de mort violente, les soupçons porteraient surtout sur Roger, qui avait des ennuis d’argent et se trouvait à deux doigts de la faillite ? Ignorant tout du dernier entretien de Roger avec son père, Philip ne s’était-il pas dit que Roger apparaîtrait tout de suite comme le seul coupable possible ou comme le plus vraisemblable ? Raisonnement hasardeux, mais pouvait-on jurer que Philip soit absolument sain d’esprit ?

Je lâchai un juron : je venais de me taillader le menton d’un coup de rasoir.

Où diable voulais-je donc en venir ? À démontrer que le père de Sophia était un assassin ? Joli travail ! Mais pas celui que Sophia attendait de moi ! À moins que… Mais oui ! En me priant de venir à « Three Gables », elle avait une idée derrière la tête. N’était-ce pas qu’elle nourrissait des soupçons analogues aux miens ? Si je ne me trompais pas, n’expliquaient-ils pas son attitude ? Ayant de tels soupçons en l’esprit, elle n’aurait jamais consenti à m’épouser, dans la crainte qu’un jour vînt où leur bien-fondé ne se trouvât prouvé. Mais, étant Sophia, c’est-à-dire une petite fille à l’âme droite et courageuse, elle voulait la vérité, préférable, quelle qu’elle fût, à cette incertitude qui dressait entre nous une infranchissable barrière. « Prouvez-moi que la chose horrible à laquelle je pense n’est pas vraie… et, si elle est vraie, prouvez-moi qu’elle est vraie, pour que, sachant la tragique vérité, je la regarde bien en face ! » N’était-ce point cela, en fait, qu’elle m’avait dit ?

Edith de Haviland ne croyait-elle pas, elle aussi, à la culpabilité de Philip ?

Et Clemency ? Lorsque je lui demandai si elle soupçonnait quelqu’un, ses yeux n’avaient-ils pas eu une expression bien étrange, tandis qu’elle me répondait : « Tout ce qu’on peut dire, c’est que Brenda et Laurence sont les suspects les plus indiqués » ?

Brenda et Laurence, toute la famille souhaitait qu’ils fussent coupables. Mais sans vraiment croire à leur culpabilité.

Ce qui ne voulait d’ailleurs pas dire qu’ils n’étaient pas coupables.

Laurence pouvait peut-être être le seul assassin ? C’eût été la solution idéale…

Ma toilette terminée, je descendis, bien résolu à avoir le plus tôt possible un entretien avec Laurence Brown.

Ce fut seulement ma deuxième tasse de thé bue que je m’avisai que la maison commençait à agir sur moi comme sur tous ceux qui l’habitaient. Moi aussi, ce que je désirais trouver maintenant, ce n’était plus la vraie solution du problème, mais celle qui m’arrangeait le mieux.

Mon petit déjeuner pris, je montai au premier étage. Sophia m’avait dit que je trouverais Laurence dans la salle de classe, vraisemblablement avec Eustace et Joséphine. Devant la porte de l’appartement de Brenda, j’hésitai. Devais-je sonner ou entrer directement ? Finalement, je décidai de considérer la maison comme un tout et de ne point distinguer entre ses différents quartiers. Je poussai la porte. Le couloir était désert. Aucun signe de vie nulle part. À ma gauche, la porte du salon était fermée. Celles de droite, par contre, étaient ouvertes, sur une chambre à coucher, que je savais avoir été celle d’Aristide Leonidès, et une salle de bains où la police s’était attardée longuement, puisque là étaient rangées les fioles d’insuline et d’ésérine.

Je me glissai dans la salle de bains. Elle était luxueusement aménagée, avec une profusion d’appareils électriques variés, qui eussent fait l’orgueil du plus exigeant des valets de chambre. J’ouvris le vaste placard blanc, encastré dans une des cloisons. Il contenait tout une pharmacie : deux verres gradués, un bain d’œil, des compte-gouttes et quelques fioles étiquetées sur un premier rayon ; la provision d’insuline sur le second, avec deux seringues hypodermiques et un flacon d’alcool chirurgical ; et, sur le troisième, un flacon de somnifère – « une cuillerée ou deux, le soir, selon ordonnance ». C’était vraisemblablement sur ce dernier rayon qu’on rangeait l’ésérine. Tout était bien en ordre. On devait incontestablement trouver tout de suite dans ce placard ce qu’il fallait pour se soigner… ou pour tuer… Nul ne m’avait vu entrer, j’aurais pu en toute tranquillité substituer un flacon à un autre, puis me retirer, personne n’aurait jamais su que j’étais venu dans la salle de bains. Cette constatation ne m’apprenait rien, mais elle me faisait mieux comprendre combien difficile était la tâche des policiers qui enquêtaient sur la mort du vieux Leonidès.

On n’arriverait à la solution qu’en obtenant du coupable – ou des coupables – les éléments qui permettraient de débrouiller l’énigme.

« Il ne faut pas leur laisser de répit, m’avait dit Taverner. Il faut être tout le temps sur leur dos et leur laisser croire que nous sommes sur la bonne piste ! Montrons-nous ! Tôt ou tard, l’assassin se sentira moins tranquille, il se croira dans l’obligation de faire quelque chose… et il commettra la gaffe qui le fera pincer ! »

Taverner avait peut-être raison, mais jusqu’à présent le coupable ne bougeait pas.

Je quittai la salle de bains. Le couloir était toujours vide. Je le suivis, passant, sur ma gauche, devant la salle à manger, dont la porte était fermée, et, sur ma droite, devant la chambre à coucher et la salle de bains de Brenda. Dans cette dernière pièce, une femme de chambre travaillait. D’une autre pièce, qui se trouvait au-delà de la salle à manger, j’entendis la voix d’Edith de Haviland, qui téléphonait à l’inévitable poissonnier. Un escalier en colimaçon montait à l’étage supérieur. Il y avait à cet étage, je le savais, la chambre à coucher d’Edith, son salon, deux salles de bains encore et la chambre de Laurence. Au bout du couloir, on descendait quelques marches pour gagner une grande pièce, prise sur les communs qui se trouvaient sur le derrière de la maison, la salle de classe.

Devant la porte, je m’arrêtai, tendant l’oreille : Laurence parlait, faisant à ses élèves un cours sur le Directoire.

Je découvris avec surprise, au bout d’un instant, que Laurence Brown était un merveilleux professeur. La chose n’aurait pas dû m’étonner. Aristide Leonidès savait choisir ses hommes. Laurence ne payait pas de mine, mais il était de ces maîtres qui ont le don d’éveiller l’imagination de leurs élèves et de les intéresser. Son exposé, alerte et vivant, évoquait avec une vérité saisissante les grandes figures de l’époque : le fastueux Barras, l’astucieux Fouché et ce petit officier d’artillerie, maigre et mal nourri, qui n’était autre que Bonaparte.

Laurence, son cours terminé, posa quelques questions à Eustace et à Joséphine. De celle-ci, dont la voix me parut enchifrenée, il ne tira pas grand-chose. Eustace, par contre, se montra dans ses réponses intelligent et, me sembla-t-il, doué d’un sens de l’histoire qu’il tenait vraisemblablement de son père.

Il y eut ensuite un bruit de chaises repoussées, qui me décida à battre vivement en retraite. Quand la porte s’ouvrit devant Eustace et Joséphine, j’étais sur la plus haute marche du petit escalier, abordant la descente. Joséphine me gratifia d’un rapide bonjour et passa.

Eustace, apparemment surpris de me voir, me demanda poliment si je voulais quelque chose. Je répondis, avec peut-être un certain embarras, que je désirais voir la salle de classe.

— Je croyais que vous l’aviez vue déjà ! me répondit-il. Elle n’a rien de bien intéressant ! Autrefois, c’était la « nursery » ! Il y a encore des jouets à moi.

Il me tint ouvert le battant de la porte et j’entrai. Laurence Brown, debout près de sa table, leva la tête, rougit en m’apercevant, murmura quelques mots inaudibles en réponse à mon bonjour et sortit précipitamment.

— Vous lui avez fait peur ! me dit Eustace. Il n’en faut pas beaucoup pour le mettre en fuite !

— Un type sympathique ? demandai-je.

— Il n’y a rien à dire ! Une moule, bien sûr !

— Mais un bon professeur ?

— On ne peut pas dire le contraire. Il est intéressant. Il sait un tas de choses et il vous ouvre toutes sortes de perspectives. Je ne savais pas que Henri VIII avait fait des vers, dédiés à Anne de Boleyn, bien entendu… et pas plus mauvais que bien d’autres.

Nous parlâmes pendant quelques instants de sujets tels que la marine d’autrefois, Chaucer, les causes politiques des Croisades, la vie au Moyen Âge et, enfin, l’interdiction de la célébration de la fête de Noël, interdiction ordonnée par Cromwell et que le jeune Eustace trouvait inadmissible et odieuse. La conversation me révélait un Eustace à l’esprit curieux et intelligent, que je ne connaissais pas encore. Je ne tardai pas à comprendre pourquoi il était à l’ordinaire de caractère assez sombre. Sa maladie n’avait pas seulement été pour lui une douloureuse épreuve, elle le privait aussi de toutes sortes de satisfactions, au moment même où il découvrait quelques-unes des joies de l’existence.

— Je devais, à la rentrée, faire partie du « onze » et j’aurais fait les championnats de football. Au lieu de ça, il a fallu que je reste ici… et je suis en classe avec Joséphine ! Une gosse de douze ans ! Vous vous rendez compte ?

— Oui, mais vos cours ne sont pas les mêmes !

— Non, bien sûr ! Elle ne fait pas de math et pas de latin. Mais partager son prof avec une fille, c’est moche !

Il était blessé dans son orgueil de garçon. À tout hasard, je me risquai à lui faire remarquer que Joséphine paraissait une petite fille très intelligente pour son âge.

— Vous trouvez ? Eh bien, pas moi ! Elle est idiote. Les histoires de détectives l’ont rendue complètement folle ! Elle fouine partout, elle gribouille des inepties dans son petit cahier noir et elle prétend avoir découvert des tas de choses. C’est une sotte ! Un point, c’est tout !

Après un court silence, il ajouta :

— D’ailleurs, les filles ne peuvent pas faire de bons détectives ! Je lui ai dit et je trouve que Maman a rudement raison de l’expédier en Suisse. Plus tôt elle y sera, mieux ce sera !

— Elle ne vous manquera pas ?

Il eut un petit rire méprisant.

— Une môme de cet âge-là ? Vous ne voudriez pas ! Ce sera toujours un commencement. Parce que, pour tenir le coup ici, il faut être solide ! Maman fait la navette entre la maison et Londres, où elle va asticoter de malheureux auteurs dramatiques pour qu’ils lui écrivent des rôles, et elle passe son temps à faire des histoires à n’en plus finir avec rien du tout. Papa s’enferme avec ses bouquins et ne vous entend même pas quand vous lui parlez. Il a fallu que je tombe sur des parents comme ça ! En plus, parce que ce n’est pas tout, il y a l’oncle Roger toujours si gai qu’on en a le frisson, tante Clemency, qui vous fiche la paix, mais qui pourrait bien être un peu cinglée, et tante Edith, qui n’est pas mal, mais bien vieille ! Les choses se sont un peu améliorées avec le retour de Sophia, mais il y a des moments où elle est plutôt mauvaise. Au total, ça fait une drôle de maisonnée ! Vous n’êtes pas de cet avis-là ? Vous vous rendez compte que ma grand-mère – c’est la femme de mon grand-père que je veux dire – est tout juste assez vieille pour être ma sœur aînée ? Rien de tel pour vous donner le sentiment que vous êtes un parfait imbécile !

Je le comprenais assez bien. À l’âge d’Eustace, j’étais, moi aussi, d’une sensibilité excessive. L’idée que je pouvais ne pas être « comme tout le monde » me donnait des sueurs froides.

— Au fait, dis-je, votre grand-père, vous l’aimiez ?

Eustace plissa le front.

— Grand-père était antisocial.

— Un grand mot ! Que voulez-vous dire par là ?

— Grand-père ne songeait qu’au profit, à l’intérêt. Laurence déclare que c’est un tort. Grand-père était un grand individualiste. Ces gens-là doivent disparaître.

— C’est bien ce qu’il a fait !

— C’est une bonne chose ! Je ne voudrais pas avoir l’air insensible, mais, à cet âge-là, on ne peut vraiment plus jouir de la vie !

— En êtes-vous sûr ?

— En tout cas, il était temps qu’il s’en aille ! Il…

Son professeur revenant dans la pièce, Eustace s’interrompit brusquement. Laurence Brown se mit à déplacer quelques livres sur la table, mais j’eus l’impression qu’il me guettait du coin de l’œil. Il regarda l’heure à sa montre-bracelet.

— Eustace, dit-il, voudriez-vous être de retour ici à onze heures juste ? Nous n’avons perdu que trop de temps, ces jours derniers.

— Bien, monsieur.

Eustace quitta la salle de classe en sifflant. Laurence continua ses inutiles rangements, tout en me jetant des regards à la dérobée. De temps en temps, il se passait la langue sur les lèvres. Je ne doutais pas qu’il ne fût revenu uniquement afin de me parler. Finalement, cessant sa petite comédie, il se décida, engagea la conversation par une question que je n’attendais guère.

— Alors… où en sont-ils ?

— Qui ?

— Les policiers ?

Je le regardai. Avec son petit nez pointu, il me faisait penser à une souris. À une souris prise au piège, même.

— Ils ne m’honorent pas de leurs confidences, dis-je.

— Ah ?… Je croyais que votre père était un haut fonctionnaire de la police.

— C’est exact, mais il n’a pas pour habitude de colporter les informations qui doivent demeurer secrètes.

J’avais pris soin de dire cela d’un ton solennel, dont je m’amusais intérieurement.

— De sorte que vous ne savez pas si…

Les mots lui manquaient. Renonçant à finir sa phrase, il dit d’un trait :

— Envisagent-ils une arrestation ?

— Autant que je sache, non. Mais, comme je vous le disais, je ne suis pas au courant.

Je pensai aux paroles de l’inspecteur Taverner : « Montrons-nous ! Tôt ou tard, l’assassin se sentira moins tranquille ! » Incontestablement, Laurence Brown ne se sentait pas tranquille.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est ! reprit-il. La tension d’esprit… Cette incertitude… Ils vont, ils viennent, ils repartent, ils posent des questions… Des questions qui paraissent sans aucun rapport avec l’affaire…

Il se tut. J’attendis, sans ouvrir la bouche. Il voulait parler ? Qu’il parle !

— Vous étiez là, l’autre jour, quand l’inspecteur a fait cette monstrueuse suggestion, à propos de Mrs Leonidès et de moi-même… Une suggestion monstrueuse ! Mais que répondre ? On se sent désarmé, impuissant. Comment empêcher les gens de penser telle ou telle chose ? Comment leur prouver qu’ils se trompent ? Et cela, simplement parce qu’elle est – parce qu’elle était – beaucoup plus jeune que son mari !… J’ai l’impression, voyez-vous, qu’il y a là… un complot, une conspiration !

— Une conspiration ? Voilà qui est intéressant !

— Je n’ai jamais eu… la sympathie de la famille de Mr Leonidès. Elle m’a toujours traité de haut en bas, j’ai toujours eu le sentiment qu’elle me méprisait…

Ses mains tremblaient.

— Cela, parce qu’ils ont toujours eu de l’argent ! Pour eux, qu’est-ce que j’étais ? Un petit précepteur de rien du tout et un sale objecteur de conscience ! J’avais mes raisons. Et elles étaient valables !

Je restais muet. Il poursuivit, s’échauffant :

— Et pourquoi n’aurais-je pas eu peur ? Peur d’être au-dessous de ma tâche ? Peur, lorsque le moment serait venu de presser sur la détente d’un fusil, d’être incapable de me contraindre à faire le geste nécessaire ? Comment être sûr que c’est bien un nazi qu’on va tuer ? Qu’on ne va pas abattre un brave petit gars, un paysan qui n’a jamais fait de politique et qui est là, simplement parce qu’on l’a mobilisé pour défendre son pays ? La sainteté de la guerre, je n’y crois pas ! Comprenez-vous ? Je n’y crois pas ! La guerre est mauvaise.

Je gardais le silence. Il me semblait superflu d’exprimer une opinion quelconque. Brown discutait avec lui-même et, ce faisant, me révélait beaucoup de sa vraie personnalité.

— Tout le monde se moquait de moi. J’ai toujours eu le don de me rendre ridicule. Ce n’est pas que je manque vraiment de courage. Seulement, je n’ai pas de chance. Un jour, je me suis précipité dans une maison en flammes pour sauver une femme dont on venait de me dire qu’elle était restée à l’intérieur. Tout de suite, je me suis perdu dans la fumée et évanoui. Les pompiers ont eu beaucoup de mal à me retrouver et j’ai entendu l’un d’eux qui disait : « Pourquoi cet imbécile a-t-il voulu faire notre travail ? » Quoi que je fasse, les gens sont contre moi ! L’assassin de Mr Leonidès s’est arrangé pour que je sois soupçonné, et c’est ma ruine qu’il a voulu !

— Et Mrs Leonidès ? dis-je.

Il rougit.

— Elle ! s’écria-t-il, c’est un ange ! Un ange ! Avec son vieux mari, elle était toute douceur et toute tendresse. Penser qu’elle a pu l’empoisonner, c’est risible ! Risible ! Et cet imbécile d’inspecteur ne s’en aperçoit pas !

— Que voulez-vous ? Il a vu tant de vieux maris expédiés dans l’autre monde par de charmantes jeunes femmes !

Laurence Brown haussa les épaules et s’en alla rageusement manipuler des livres, sur les rayons de la bibliothèque qui occupait un coin de la pièce. Je jugeai que je ne tirerais plus rien de lui pour le moment et, sans bruit, je sortis. Je suivais le couloir quand une porte s’ouvrit sur ma gauche. Joséphine me tomba presque dessus. Son apparition me fit songer au diable des pantomimes d’autrefois. Ses mains et sa figure étaient couvertes de poussière et une toile d’araignée pendait de son oreille droite.

— D’où venez-vous, Joséphine ?

Je jetai un coup d’œil par la porte entrouverte. J’aperçus deux marches qui conduisaient à une vaste salle qui ressemblait à un grenier, presque tout entière occupée par de grands réservoirs à eau.

— J’étais dans la chambre aux citernes.

— Qu’est-ce que vous y faisiez ?

Elle me répondit, avec le plus grand sérieux :

— Du travail de détective.

— Qu’est-ce que vous espérez donc trouver là ?

Joséphine fit semblant de ne pas avoir entendu.

— Il faut que j’aille me laver, dit-elle simplement.

— Ça me paraît, en effet, indispensable !

Joséphine se dirigea vers une des salles de bains. À la porte, elle se retourna.

— Il me semble que le second meurtre ne devrait plus tarder maintenant. Ce n’est pas votre avis ?

— Quel second meurtre ?

— Eh bien ! le second meurtre ! Dans les livres, au bout d’un certain temps, il y a toujours un second meurtre. La victime, c’est quelqu’un qui sait quelque chose et qu’on tue pour l’empêcher de parler !

— Vous lisez trop de romans policiers, Joséphine. La vie n’est pas comme ça… et je puis bien vous assurer que si, dans cette maison, quelqu’un sait quelque chose, ce quelqu’un n’a pas la moindre idée de le dire !

La réponse de Joséphine me parvint dans un bruit d’eau coulant d’un robinet :

— Quelquefois, il s’agit d’une chose dont la victime ne sait même pas qu’elle la connaît !

Tout en essayant de donner un sens à cette phrase passablement sibylline, je m’éloignai, laissant Joséphine à ses ablutions. À l’étage inférieur, j’allais franchir la porte menant à l’escalier quand, sortant du salon, Brenda vint à moi. Elle me mit la main sur l’avant-bras et, me regardant dans les yeux, dit simplement :

— Alors ?

C’était, sous une autre forme, ramenée à un seul mot, la question même que Laurence Brown m’avait posée quelques instants auparavant. Je secouai la tête.

— Rien de neuf.

Elle poussa un long soupir.

— J’ai si peur !

Je la croyais volontiers, car je commençais moi-même à ne plus me sentir à l’aise dans cette étrange maison, où tout semblait lui être hostile. J’aurais voulu la rassurer. Mais que lui dire ? Sur qui pouvait-elle compter ? Sur Laurence Brown ? Que pouvait-il ? J’aurais voulu la réconforter, lui venir en aide. Mais que pouvais-je moi-même ? Au surplus, je me sentais terriblement gêné, avec un vague sentiment de culpabilité. Je pensais à Sophia, à son ton méprisant quand elle m’avait dit : « Je vois ! Elle vous a empaumé ! » Sophia ne voulait pas non plus que je me fisse l’avocat de Brenda. Seule, soupçonnée, Brenda devait se défendre seule. Elle reprit :

— L’enquête a lieu demain. Que va-t-il se passer ?

Sur ce point-là, je pouvais la rassurer.

— Rien du tout ! répondis-je. Soyez sans inquiétude ! On l’ajournera à la demande de la police elle-même. Ce qu’il faut prévoir, par contre, c’est que la presse va se déchaîner. Jusqu’à présent, aucun journaliste n’a imprimé que la mort de M. Leonidès pouvait n’avoir pas été naturelle. Les Leonidès ont beaucoup de relations, mais, l’enquête ajournée, les reporters vont s’amuser.

S’amuser ! Le mot rendait bien ma pensée. Mais, pourquoi n’en avais-je pas cherché un autre ?

— Ce sera… odieux ?

— À votre place, Brenda, je n’accorderais aucune interview… Et il y a longtemps que quelqu’un devrait vous conseiller.

À son air effrayé, je vis qu’une fois encore j’avais mal choisi mes mots.

— Non, repris-je, ce n’est pas à un avocat que je pense ! Ce que je crois, c’est que vous devriez convoquer un homme de loi, un avoué, qui veillerait sur vos intérêts, vous guiderait en matière de procédure, vous indiquerait ce que vous devez dire et faire… et aussi ce que vous devez dire et ne pas faire.

J’ajoutai :

— Vous êtes très seule, vous savez, Brenda ?

Sa main pressa mon bras un peu plus fort.

— Oui, Charles, je comprends… Vous me rendez service… Merci, Charles, merci !

Je descendis, très content de moi. En bas, j’aperçus Sophia, debout près de la porte d’entrée.

— On vous a téléphoné de Londres. Charles ! me dit-elle, d’une voix qui me parut extrêmement sèche. Votre père veut vous voir.

— Au Yard ?

— Oui.

— Je me demande ce qu’il me veut. On ne l’a pas dit ?

Sophia fit non de la tête. Il y avait de l’inquiétude dans ses yeux. Je l’attirai contre moi.

— Ne vous tracassez pas, chérie ! dis-je. Je ne serai pas absent longtemps.

 

La maison biscornue
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